Brève histoire des empires de Gabriel Martinez Gros :
Souvenirs de lecture.
Ayant prêté ce livre, je vous demande de pardonner par
avance les erreurs que ma mémoire pourrait effectuer.
L’auteur analyse d’abord la pensée d’Ibn Khaldoun :
selon celle-ci, l’Empire c’est la paix, pour paraphraser Napoléon 3. En effet,
la question n’est pas celle de la répartition de la plus-value produite par les
travailleurs mais celle de comment se légitime cette répartition. La réponse
est simple : par le biais de la force armée. L’empire s’appuie sur une
administration qui fonctionne grâce à des impôts, impôts qu’il faut prélever.
Or comment lever l’impôt : simple : l’empire doit avoir le monopole
de la violence légitime et pour cela doit désarmer sa population (qui
consentira du coup car mieux vaut cela qu’une guerre contre lequel ils n’ont
pas les moyens de se défendre). Or Ibn Khaldoun ne partait pas d’une réflexion
philosophique mais d’un empilement de données historiques sur l’histoire de
l’Afrique du Nord de son temps. La question que se pose ce livre est de savoir
si une telle expérience peut être généralisée ou non.
Tout d’abord, cette théorie explique pourquoi un empire
s’agrandit très vite avant de se stabiliser (une fois que son asabiya première
s’est épuisée) et de s’effondrer (quand il n’a plus d’asabiya). Le terme arabe
d'"asabiyya" correspond en français à ce que l'on pourrait considérer
comme étant le lien unissant tous les membres d'une même communauté humaine et
qui est très forte dans des groupes « tribaux ». Les empires ont
désarmé leur population et donc leur asabiya initiale et ont besoin de recruter
une nouvelle asabiya. Où le font –ils ? Chez les populations non soumises
à leur loi et donc désarmées. On peut en voir un exemple avec l’empire Perse
qui a son asabiya s’essoufflant face aux Grecs -qui sont des citoyens soldats
alors que l’armée perse s’est professionnalisée-. Du coup, il recrute des
mercenaires dans l’asabiya grecque ; les mercenaires grecs sont sans cesse plus
utilisés par les armées perses, penser à l’Anabase. Enfin, un chef de guerre , Alexandre roi d’un royaume extérieur à la Grèce unifie les cités grecques et
conquiert l’empire achéménide l’asabiya perse étant grecque, cela explique la rapidité de la conquête. A noter que les termes « tribaux «
et empire font référence à la taille, à la spécialisation de la fonction militaire
et à l’existence d’un impot prélevé sans consentement. De ce point de vue, la
Grèce antique est « tribale » face à l’empire perse ce qui ne remet
nullement en cause l’éclat de sa civilisation notamment sur le plan intellectuel.
De même, ce sont les zones les moins liées à la logique de l’empire (Rome et
Carthage) qui gardent des asabiya et si Rome met longtemps à conquérir
Carthage, la conquête des royaumes héllénistiques est aisée. Rome se fractionne
entre un empire byzantin maintenant la tradition impériale et un empire romain
d’occident qui se fractionne entre royaumes aux mains des chefs barbares
employés avant comme soldats par Rome. En Chine, avec les Tang (618-907),
apparaît un premier empire véritablement unifié constitué par des conquérants
qui, partis du Nord pauvre et tribal, prennent le Sud à la riche agriculture,
le pouvoir abandonnant la steppe aux Turcs islamisés et s’appuyant sur le
bouddhisme autochtone une fois qu’il est coupée de son asabiya turque par la
bataille du Talas. Au Moyen-Orient, des bédouins arabes, lançant le jihâd,
s’emparent en vingt ans (634-655) de l’Arabie, l’Irak, la Syrie, la Palestine,
l’Égypte, et établissent un premier État déclaré califat, profitant de
l’affaiblissement de Byzance lié à la surfiscalité que celle-ci a imposée ; ils
ne sont que 2 à 3 % des populations qu’ils dominent. Après avoir été de
l’Espagne, l’Afrique du Nord, l’Iran, l’Afghanistan et le Pendjab, leur
suprématie se restreint et se fractionne en trois États, Abbassides à Bagdad,
Omeyyades à Cordoue, Fatimides en Égypte, tandis que surgit la force nouvelle
des nomades turcs Ghaznévides, puis Seldjoukides (1040).A chaque fois une
asabiya peu nombreuse numériquement conquiert un Empire peuplé , l’asabiya s’érode
et une nouvelle asabiya est recrutée. L’empire s’effondre quand il perd une
partie de sa population et donc de sa capacité à rémunérer son asabiya comme
pour la zone iranienne et irakienne après le 13 ème siècle. Soit le modèle
impérial s’effondre (si il était trop fragile ou la population peu assez
nombreuse), soit l’asabiya se paie directement en s’emparant de la fonction
impériale. Enfin, la fonction impériale perdure car les populations « tribales »
qui s’emparent de l’Empire adoptent ses us et coutumes (« La Grèce
conquise conquit ses féroces vainqueurs ». Cela se voit dans la conquête
mongole où en peu de temps les mongols ont adopté la culture et la religion
dominante des régions qu’ils ont conquise.
Enfin, un tel modèle explicatif permet de voir sous une
lumière différente des évènements historiques. Par exemple, l’affrontement
entre croisés et reconquista d’un côté et almoravides puis almohades et turcs
puis mamelouks d’autre part peut aussi être lu comme un affrontement entre
asabya franques, berbères et turques pour le contrôle de masses sédentaires du
croissant fertile, de l’empire byzantin et d’al andalus (même si l’Espagne se
prête plus difficilement à ce modèle). De même, l’histoire de la conquête
musulmane de l’Inde est celle de poussées successives faites par des asabiyas
venant de l’Ouest : Hindou Kouch passe appelée ainsi car les esclaves hindous y
mourraient en grand nombre lors de leur déportation vers les marchés d’esclaves
plus à l’Ouest). Quand, il n’y a plus d’asabiyas venant de l’Ouest, des
asabiyas autochtones se créent en marge de l’empire moghol avec les sikhs et les marathes
hindous. Enfin, l’histoire de la Chine est en grande partie, celles de peuples
turco mongols (ou autres dans le cas des Mandchous) conquérant dynasties se
sinisant et renversées par de nouveaux peuples qui à leur tour se sinisent. Enfin,
le processus d’acculturation des asabiyas peut être ralenti si l’empire crée
une asabiya radicalement à part lui qui lui est entièrement dévouée et a les
avantages des peuples « tribaux » , l’efficacité militaire; sans les
inconvénients (le refus de reconnaitre le pouvoir du souverain). C’est le cas
dans les empires musulmans d’esclaves soldats à partir du 13 ème siècle tels
que l’empire ottoman et les mameluks qui recrutent des esclaves mameluks ou
des enfants des sujets chrétiens de l’empire ottoman. Ceux-ci sont ensuite
mis à part du groupe dont ils viennent par la conversion mais sont marqués
par leur origine pour le groupe dominant. Ils dépendent donc totalement du
pouvoir central et sont de plus entraînés pour être des guerriers y compris contre
des rébellions de l’asabiya turcomane initiale pour l’empire ottoman.
il y a quelques questions à poser : pourquoi ce schéma qui a concerné entre un tiers et la moitié de l’humanité nous apparaît-il si étrange ? Car l’Europe a été un espace impériale faisant partie de l’empire romain. Cependant, après la chute de l’empire romain une curieuse dualité s’est instaurée. L’Europe occidentale s’est perçue et a été perçue comme un Empire par le reste du monde avec tous les traits caractéristiques; l’ethnocentrisme aussi très présent chez d’autres empires, il n’est qu’à penser aux textes de ibn battuta ou à la vision que la Chine impériale avait du reste du monde ou la conscience d’être une unité unifiée . Cette unité se voit même avec des phénomènes évoquant les asabiyas comme les normands ex vikings surreprésentés dans les croisades ou les hongrois envahisseurs des steppes devenant le « bouclier oriental » de l’Europe occidentale contre les mongols puis les turcs). Mais cette unité a été dans le domaine religieux (par l’autorité de la papauté) et au niveau politique on a assisté à un émiettement du pouvoir. Les tentatives d’empires du point de vue séculier ont échoué des Hosthaufen à Charles Quint et la tentative de la papauté de créer un pouvoir séculier a été brisée par Philippe Le Bel. Le pouvoir comme dit Max Waber a été petit à petit rassemblé par les rois. La Réforme a brisé l’unité religieuse et la fin de la féodalité a renforcé les structures étatiques nationales. In fine, cela a débouché après l’échec de la tentative impériale napoléonienne sur des états nations radicalement différents des empires. Ils reposent sur des armées de citoyens soldats, sur le consentement à l’impôt et donc sur une démocratie plus ou moins forte et sont guerriers. La démocratie découle de cela car le fusil égalise alors que l’épée donne une prime à l’entrainement Cela a été renforcé par la Révolution industrielle qui a permis d’être producteur et soldat. Le point culminant de cela, non en Europe, est la victoire d’une armée de soldats paysans dans la révolution maoïste en Chine, empire où la fonction productive et militaire étaient traditionnellement les plus dissociés. Cependant, l’Europe occidentale conquiert l’Amérique puis lors de la colonisation détruit les empires classiques ainsi qu’un certain nombre de civilisations non impériales et en marge. Dans cette conquête, les états nations européens retrouvent des réflexes d’Empire avec la création d’asabiyas spécifiques (les armées coloniales distinguées souvent des armées nationales plus classiques), le petit nombre des conquérants par rapport aux conquis et la différence radicale de statut entre conquérants et conquis renforcée dans ce cas par la non acculturation des conquérants. Une telle situation est fondamentalement instable et après le suicide politique de l’Europe occidentale par deux guerres mondiales, les pays colonisés se libèrent en appliquant la recette de l’état nation contre les empires européens. D’autres éléments peuvent-ils prouver cette thèse ? Oui, le seul pays non occidental qui avant la décolonisation a suivi les traces des pays d’Europe occidentale est ,si on met la Russie à part le Japon qui partage les caractéristiques très proches (marge d’un empire chinois dont il a tiré sa culture mais qu’il n’a pas réussi à conquérir, société avec un émiettement du pouvoir et une unification mais sans marges tribales dont une asabiya pourrait surgir , les ainous étant liquidés assez vite. D’autres cultures nombreuses n’ont pas fonctionné sur le modèle impérial en Océanie ou dans l’Asie du sud est par exemple mais elles étaient probablement trop en marge des empires pour bénéficier de leurs avancées au contraire de l’Europe occidentale et du Japon.
Enfin, quelles pourraient être les nouvelles perspectives ?
Des puissances quasi impériales ont dominé l’ordre mondial depuis la fin de la
seconde guerre mondiale comme la Russie et les USA. De plus, la fonction militaire est de
moins en moins une affaire de gros bataillons et à nouveau de plus en plus une
affaire de technicité (avions, chars, drones). Enfin, les puissances dominantes
occidentales supportent de moins en moins les pertes militaires dans leur camp
alors que leurs sociétés deviennent très pacifiées dans leurs fondements (qui
parmi les lecteurs de ce blog sait manier une arme à feu ?) . Un tel
phénomène se répand dans la plupart des sociétés mondiales où la compétence
militaire devient plus rare. A l’inverse des phénomènes d’asabiyas renaissent :
on peut penser à deux exemples ( les cartels au Mexique qui sont des groupes
armés soudés et entraînés et qui ont fait du Mexique une des zones les plus
dangereuses du monde et la guerre en Syrie où les différents camps certes
cherchent à aligner des gros bataillons mais s’appuient essentiellement sur une
asabiya peu nombreuse et soudée qu’il s’agisse du PKK qui encadre les YPG , du
Hezbollah pilier des forces pro Assad ou de l’OEI dont le cœur était composé de
djihadistes irakiens , tchétchènes et afghans). En face, les grandes puissances
technologisent de plus en plus la guerre. Vers un retour des empires ? Quid
de la démocratie ?